2

Louis est comme écrasé, étouffé.

« Quel fardeau, s’exclame-t-il, et on ne m’a rien appris ! Il me semble que l’univers entier va tomber sur moi. »

Cette charge royale que Dieu lui confie, il craint depuis plus de dix ans de ne pouvoir la supporter.

Longtemps, il a espéré ne pas monter sur le trône.

Il n’était que le deuxième fils du dauphin Louis-Ferdinand et de la dauphine Marie-Josèphe de Saxe.

Le fils aîné, le duc de Bourgogne, était le successeur désigné de Louis-Ferdinand, qui lui-même n’accéderait à la royauté qu’après la mort de son père Louis XV.

Louis, duc de Berry, né le 23 août 1754, se sentait ainsi protégé par ces trois vies qui le tenaient écarté du trône.

 

D’ailleurs, qui prêtait attention à cet enfant joufflu, puis à ce garçon maigre, au regard vague des myopes, qui semblait incapable de prendre une décision et dont la démarche même était hésitante ?

Son frère aîné, le duc de Bourgogne, attirait tous les regards, toutes les attentions, et il traitait son cadet avec morgue, mépris, cependant que ses précepteurs, le gouverneur des enfants de France, le duc de La Vauguyon, le donnaient en modèle. Les frères cadets de Louis, duc de Berry, les comtes de Provence et d’Artois, étaient, bien que plus encore éloignés du trône, moins effacés. Le comte de Provence avait l’intelligence subtile, et le comte d’Artois, le charme d’un séducteur.

Les sœurs, Clotilde et Élisabeth, comptaient peu, face à ces quatre fils.

« Nos princes sont beaux et bien portants… Monseigneur le duc de Bourgogne est beau comme le jour, et le duc de Berry ne lui cède en rien », disait-on.

 

Mais c’est le duc de Bourgogne qu’on fête !

À sa naissance, en 1751, Louis XV ordonne trois jours de chômage et d’illuminations à Paris. Rien de tel pour le duc de Berry, trois ans plus tard. À peine quelques volées de cloches.

A-t-on craint, comme ce fut le cas pour le duc de Bourgogne, que des émeutiers, pauvres que la misère étrangle, que le prix du grain affame, ne déposent dans le berceau de l’enfant un paquet de farine et un paquet de poudre, avec ce placet : « Si l’un nous manque, l’autre ne nous manquera pas » ?

On avait envoyé l’une des nourrices à la Bastille, sans pour autant démonter les rouages du complot et mettre au jour les complicités.

Le duc de Berry reste dans l’ombre de son frère aîné. On se soucie si peu de lui, que la nourrice qu’on lui choisit n’a pas de lait, mais est la maîtresse d’un ministre du Roi, le duc de La Vrillière.

Tant pis pour Louis, duc de Berry, puisqu’il ne doit pas être roi !

Mais la mort a d’autres projets.

Elle rôde dans le royaume de France, qui semble si riche, si puissant, le modèle incomparable des monarchies.

Et cependant on meurt de faim, et les impôts dépouillent les plus humbles, les laissant exsangues alors que nobles et ecclésiastiques apparaissent comme des intouchables, rapaces de surcroît, levant leurs propres impôts, avides au point de tout vouloir s’accaparer, chassant à courre, saccageant ainsi les épis mûrs, et traînant en justice, et parfois jusqu’à l’échafaud, les paysans qui braconnent.

Les « émotions », les « émeutes », les « guerres des farines », les « révoltes des va-nu-pieds », secouent donc périodiquement le royaume.

Et en 1757 – le duc de Berry a trois ans –, un serviteur, Damiens, à Versailles, porte un coup de couteau au flanc du roi bien-aimé, Louis XV. Blessure sans gravité, mais acte révélateur et châtiment à la mesure du sacrilège.

Porter la main sur le roi c’est frapper Dieu ! Et, dans ce royaume où on lit Voltaire, où la favorite, Madame de Pompadour, protège les philosophes, on va couler du plomb fondu dans les entrailles ouvertes de Damiens, puis on va atteler quatre chevaux à ses quatre membres, afin de l’écarteler, et, pour faciliter l’arrachement des jambes et des bras, on cisaillera les aisselles et l’aine.

 

La mort est à l’œuvre.

Le duc de Bourgogne meurt le 20 mars 1761, et Louis son cadet, âgé de sept ans, que le décès de son frère aîné a plongé dans la maladie, emménage dans la chambre du frère défunt, celle de l’enfant choyé qu’on préparait pour le trône et qui n’est plus qu’un souvenir exemplaire dont on ne cesse de vanter les mérites à Louis.

On veille de plus près sur son éducation.

« Berry fait de grands progrès dans le latin et d’étonnants dans l’histoire », écrit son père, le dauphin Louis-Ferdinand.

Mais les ambassadeurs qui le scrutent puisqu’il s’est rapproché du trône sont sans indulgence.

« Si on peut s’en rapporter aux apparences, écrit l’ambassadeur d’Autriche en 1769 – Louis a quinze ans –, la nature semble lui avoir tout refusé. Le prince par sa contenance et ses propos n’annonce qu’un sens très borné, beaucoup de disgrâce et nulle sensibilité… »

Et l’ambassadeur de Naples ajoute un trait plus sévère encore : « Il semble avoir été élevé dans les bois. »

 

Louis en fait est timide, d’autant plus mal à l’aise que son père, dauphin de France, est mort le vendredi 20 décembre 1765, et que désormais entre la charge royale et Louis, il n’y a plus que son grand-père Louis XV, vert encore, rajeuni par sa liaison avec la comtesse du Barry qui a succédé à la marquise de Pompadour, décédée en 1764.

Mais le roi est lucide, et il s’exclame, plein d’inquiétude et presque de désespoir :

« Pauvre France, un roi âgé de cinquante-cinq ans et un dauphin âgé de onze ans ! Pauvre France. »

À compter de ce mois de décembre 1765, Louis, duc de Berry, est donc en effet dauphin de France.

Il a onze ans.

Il n’est qu’un enfant que l’inquiétude tenaille, qui trouve souvent dans la maladie un refuge contre l’angoisse d’avoir un jour à être roi de France. Dignité, charge et fonction auxquelles on le prépare en lui enseignant l’italien, l’anglais et un peu d’allemand. Mais il aime d’abord les mathématiques, les sciences, la géographie. Il est habile à dessiner les cartes.

Les travaux manuels – et même ceux des jardiniers ou des paysans qu’il côtoie – l’attirent. Il a été malingre. Il grossit, parce qu’il dévore, engloutissant voracement, comme pour rechercher ces périodes d’engourdissement, d’indigestion, qui lui masquent la réalité.

Si la mort frappe d’abord Louis XV, ce qui est dans l’ordre naturel des choses, il sera roi.

 

Et cela l’accable.

Et l’échéance se rapproche, puisque la mort continue à faucher.

La mère de Louis – la dauphine – meurt en 1767, puis, en mars 1768, c’est la reine Marie Leczinska – la grand-mère de Louis – qui est emportée.

Et à chacun de ces décès c’est le dauphin – car Louis XV n’assiste pas par exemple au service solennel à Saint-Denis en l’honneur de la reine – qui préside ces cérémonies funèbres, à la lourde et minutieuse étiquette.

Alors que Louis n’est pas encore roi, ces obligations auxquelles il se soumet le paralysent, même s’il tente de donner le change. Mais son visage rond marqué par l’ennui et presque le désespoir, son regard éteint, ses gestes gauches, ne trompent pas.

 

Il sait aussi qu’il ne peut combler les attentes de Louis XV, qui ne cesse de regretter la mort du dauphin Louis-Ferdinand, son fils.

« Vous avez bien jugé de ma douleur, écrit le roi au duc de Parme, je me distrais tant que je peux, n’y ayant point de remède, mais je ne puis m’accoutumer de n’avoir plus de fils et quand on appelle mon petit-fils, quelle différence pour moi, surtout quand je le vois entrer. »

Alors Louis, pour se protéger de cette déception, s’enferme en lui-même, son corps s’alourdit comme si la graisse devenait une carapace, et la myopie le moyen de ne pas voir, d’ignorer la réalité.

Mais parfois il rompt le silence où il se terre, et dans une réponse à La Vauguyon, il révèle son amertume et sa solitude :

« Eh, Monsieur, qui voulez-vous que j’aime le plus ici, où je ne me vois aimé de personne ? »

Mais il faut accepter, subir ce que Dieu impose.

Et le choix de Dieu s’exprime par la voix de Louis XV.

C’est le roi qui trace la route, qui, conseillé par son ministre Choiseul, est décidé à renforcer l’alliance avec l’Empire des Habsbourg, et le plus symbolique et le plus efficace c’est de préparer le mariage du dauphin avec une archiduchesse autrichienne.

Le 24 mai 1766, l’ambassadeur de Vienne à Paris, le prince Stahrenberg, écrit à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche :

« Votre Majesté sacrée peut dès ce moment regarder comme décidé et assuré le mariage du dauphin et de l’archiduchesse Marie-Antoinette », la plus jeune des filles de Marie-Thérèse.

Louis XV l’a confirmé à l’ambassadeur autrichien, qui ajoute :

« C’est aux bons offices de Monsieur de Choiseul – le premier des ministres – que je dois principalement un succès que j’avais fort à cœur d’obtenir. »

Il n’est pas dans les usages que l’on se préoccupe des sentiments du dauphin de France. La vie de Louis, duc de Berry, Louis XVI à compter du 10 mai 1774, est donc dessinée sans qu’il ait à y redire. Et les choix accomplis au nom de la tradition, de la politique et des décisions royales, des contraintes dynastiques, ont modelé la personnalité de Louis.

 

Mais maintenant qu’il est roi, il doit régner.

Il n’est pas sûr de lui.

On ne lui a pas appris à gouverner.

Il sait chasser, battre le fer comme un forgeron ou un serrurier, ou même tracer un sillon tel un laboureur, mais il ignore l’art de la consultation et de la décision politiques.

Il cherche autour de lui des appuis, des conseils.

Son père, Louis-Ferdinand, avant de mourir, avait dressé une liste de personnalités qui pourraient l’aider de leurs avis. Il interroge ses tantes, mais les filles de Louis XV sont de vieilles demoiselles, dévotes. L’une d’elles, Louise, a même pris le voile au carmel de Saint-Denis.

Il se méfie de sa jeune femme Marie-Antoinette, qui n’a pas dix-neuf ans et qui est tout entière soumise aux stratégies du nouvel ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau, qui veut d’abord servir Vienne.

Il écoute les uns et les autres, hésite entre deux anciens ministres, Machault et Maurepas, l’un de soixante-treize ans, l’autre de presque soixante-quatorze !

Il choisit d’abord, sur le conseil de ses tantes, Machault, puis, cédant à d’autres influences, il opte pour Maurepas, exilé par Louis XV dans son château de Pontchartrain. Là, Maurepas reçoit tout ce que Paris compte d’esprits éclairés, proches de cet « esprit des Lumières », ouvert à l’économie, aux idées que le « parti philosophique », Voltaire, l’Encyclopédie défendent et répandent.

Cet homme-là pourrait être son conseiller.

 

Il lui adresse donc la lettre qu’il avait d’abord écrite à Machault.

« Monsieur, dans la juste douleur qui m’accable et que je partage avec tout le royaume, j’ai pourtant des devoirs à remplir.

« Je suis roi : ce seul mot renferme bien des obligations, mais je n’ai que vingt ans. Je ne pense pas avoir acquis toutes les connaissances nécessaires. De plus je ne puis voir aucun ministre, ayant tous été enfermés avec le roi dans sa maladie. »

Les risques de contagion imposent qu’il ne les consulte pas avant neuf jours.

« J’ai toujours entendu parler de votre probité et de la réputation que votre connaissance profonde des affaires vous a si justement acquise. C’est ce qui m’engage à vous prier de bien vouloir m’aider de vos conseils et de vos lumières.

« Je vous serais obligé, Monsieur, de venir le plus tôt que vous pourrez à Choisy où je vous verrai avec le plus grand plaisir. »

 

La lettre est déférente, presque humble. Elle touche et flatte le vieux courtisan qu’est Maurepas.

Dès le 13 mai, il est à Choisy. Il voit Louis XVI, comprend que le jeune roi ne veut pas d’un premier ministre mais d’un mentor, et le rôle convient à Maurepas.

« Je ne serai rien vis-à-vis du public, dit Maurepas. Je ne serai que pour vous seul. »

Les ministres travailleront avec le roi et lui, Maurepas, offrira son expérience.

« Ayons une conférence ou deux par semaine et si vous avez agi trop vite, je vous le dirai.

« En un mot je serai votre homme à vous tout seul et rien au-delà. »

Et Maurepas ajoute :

« Si vous voulez devenir vous-même votre premier ministre, vous le pouvez par le travail… »

 

Le premier Conseil se tient le 20 mai 1774 au château de la Muette situé en bordure du bois de Boulogne.

Louis XVI écoute les anciens ministres de Louis XV.

Dans ce Conseil et les suivants, on lit les dépêches sans les commenter. Le roi s’ennuie, n’intervient pas, quitte brusquement le Conseil sans même qu’on ait fixé la date du suivant.

Seule décision : le roi renonce par un édit du 30 mai au « don de joyeux avènement », et la reine à un autre impôt, tous deux destinés à célébrer l’accession au trône d’un nouveau souverain.

 

Quand, dans le bois de Boulogne, le peuple aperçoit Louis XVI qui se promène à pied sans gardes du corps parmi ses sujets, puis la reine qui vient à sa rencontre à cheval et que les deux jeunes gens s’embrassent, « le peuple bat des mains ».

« Louis XVI semble promettre à la nation le règne le plus doux et le plus fortuné », peut-on lire dans les gazettes.

Le Peuple et le Roi
titlepage.xhtml
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_000.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_001.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_002.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_003.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_004.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_005.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_006.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_007.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_008.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_009.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_010.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_011.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_012.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_013.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_014.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_015.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_016.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_017.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_018.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_019.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_020.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_021.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_022.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_023.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_024.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_025.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_026.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_027.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_028.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_029.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_030.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_031.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_032.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_033.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_034.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_035.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_036.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_037.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_038.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_039.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_040.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_041.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_042.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_043.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_044.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_045.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_046.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_047.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_048.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_049.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_050.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_051.htm